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Collectif DDH

La Turquie condamnée par la CEDH pour la détention d’un juge

La Turquie condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour la détention d’un juge

La juridiction paneuropéenne a condamné le 2 mars la Turquie pour la détention provisoire sans « raison plausible » d’un magistrat, soupçonné par Ankara d’appartenir à une « organisation criminelle » liée au putsch manqué de 2016. La Cour lui a alloué 6 000 € au titre du dommage moral.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné mardi la Turquie pour la détention provisoire sans raison plausible d’un magistrat, soupçonné par Ankara après le putsch manqué de 2016 d’appartenir à une organisation criminelle.

Juge de la province de Kocaeli, Hakan Bas faisait partie des 2 735 magistrats suspendus après la tentative de coup d’État menée dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016 contre le président turc Recep Tayyip Erdogan, immédiatement suivie de purges d’une ampleur inédite.

Ces magistrats étaient soupçonnés d’appartenir au mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, responsable selon les autorités turques d’avoir ourdi le putsch manqué ce qu’il dément.

Emprisonner pour « appartenance à une organisation terroriste »

Niant toute appartenance au mouvement, M. Bas avait toutefois été placé en détention provisoire fin juillet 2016, puis révoqué quelques semaines plus tard, en même temps que les autres magistrats, rappelle la Cour dans un communiqué.

Au total, il a été placé en détention provisoire du 20 juillet 2016 au 19 mars 2018, date de sa condamnation en première instance à sept et demi d’emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste. Tenant compte du temps passé en prison, la juridiction avait alors décidé sa remise en liberté.

Cette peine avait été confirmée en appel et le requérant avait saisi la Cour de cassation devant laquelle l’affaire est actuellement pendante.

Dans son arrêt, la CEDH note que, en ce qui concerne la révocation massive des magistrats, aucun fait ou renseignement (ne) se rapporte personnellement au requérant.

Aucune « raison plausible » de le condamner

Par ailleurs, la Cour note que la directive dans laquelle le parquet d’Ankara soutenait que le juge était membre du réseau de Fethullah Gülen ne fournissait aucun fait ou renseignement susceptible de servir de fondement factuel à cette affirmation.

Pour la juridiction paneuropéenne, il n’y avait donc aucune raison plausible de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction motivant son placement en détention.

Concluant notamment à la violation de l’article 5.1 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit à la liberté et à la sûreté), la Cour lui a alloué 6 000 € au titre du dommage moral.

Après les purges ayant suivi le coup d’État manqué, la CEDH a été saisie par plus de 500 requêtes de magistrats turcs.

 

Voici le communiqué de presse de CEDH concernant le placement en détention provisoire du magistrat M. Baş après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 :

« Dans son arrêt de chambre, rendu ce jour dans l’affaire Baş c. Turquie (requête no 66448/17), la Cour européenne des droits de l’homme dit qu’il y a eu :

par six voix contre une, violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l’homme concernant le grief tiré d’un défaut de légalité de la mise en détention provisoire ;

à l’unanimité, violation de l’article 5 § 1 de la Convention, à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction,

et à l’unanimité, violation de l’article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention) à raison de la durée de la période sans comparution personnelle devant un juge. L’affaire concerne le placement en détention provisoire de M. Baş, alors magistrat, à la suite de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.

La Cour relève que selon la jurisprudence de la Cour de cassation, un soupçon d’appartenance à une organisation criminelle peut suffire à caractériser la flagrance sans qu’il soit besoin de relever un élément actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un acte délictueux actuel.

La Cour conclut donc que l’extension de la portée de la notion de flagrant délit par la voie jurisprudentielle et l’application du droit interne, à savoir l’article 94 de la loi no 2802 par les juridictions nationales, non seulement posent problème au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi apparaissent manifestement déraisonnables.

La Cour estime que la seule référence par le juge de paix de Kocaeli à la décision du Conseil des juges et des procureurs du 16 juillet 2016 de suspendre 2 735 magistrats, n’autorise pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles justifiant le placement en détention provisoire du magistrat.

La Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Ainsi, tout en acceptant la conclusion à laquelle est parvenue la Cour constitutionnelle dans une autre affaire selon laquelle les mesures mises en oeuvre au lendemain de la tentative de coup d’Etat pouvaient être considérées comme strictement requises pour la sauvegarde de la sécurité publique,

la Cour observe qu’en l’espèce, M. Baş n’a pas comparu devant un juge pendant environ un an et deux mois, soit pendant une période bien plus longue que celle appréciée par la Cour constitutionnelle.

Principaux faits

Le requérant, M. Hakan Baş est un ressortissant turc, né en 1978 et résidant à Kocaeli (Turquie).

Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques fit une tentative de coup d’Etat militaire afin de renverser l’Assemblée nationale, le gouvernement et le président de la République. Au lendemain de cette tentative de coup d’Etat militaire, les autorités accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant aux Etats-Unis considéré comme étant le chef présumé d’une organisation désignée sous le nom de FETÖ/PDY (Organisation terroriste güleniste/Structure d’Etat parallèle). Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois, qui fut reconduite par la suite. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire général du Conseil de l’Europe un avis de dérogation à la Convention au titre de l’article 15. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres adopta plusieurs décrets-lois. Le décret-loi no 667 prévoyait notamment en son article 3 que le Conseil des juges et des procureurs était habilité à révoquer les magistrats qui étaient considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes dont le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’Etat. L’état d’urgence a été levé le 18 juillet 2018. Le 16 juillet 2016, le Conseil des juges et des procureurs (HSK) suspendit 2 735 magistrats – dont le requérant – de leurs fonctions pour une période de trois mois, en application des articles 77 § 1 et 81 § 1 de la loi no 2802 sur les juges et les procureurs, aux motifs qu’il existait de forts soupçons que les intéressés étaient membres de l’organisation terroriste qui avait fomenté la tentative de coup d’État et que leur maintien en fonction porterait atteinte au bon déroulement de l’enquête, ainsi qu’à l’autorité et à la réputation du pouvoir judiciaire. Toujours le 16 juillet 2016, le procureur de la République de Kocaeli ouvrit une enquête pénale concernant les magistrats de cette ville présumés membres du FETÖ/PDY, dont le requérant. Le 18 juillet 2016, le requérant fut placé sous contrôle policier. Le 19 juillet 2016, il fut entendu par le procureur de la République de Kocaeli. Celui-ci l’informa qu’il avait été suspendu de ses fonctions par la décision du HSK du 16 juillet 2016 au motif qu’il était soupçonné d’appartenir au FETÖ/PDY. Le requérant nia toute appartenance à cette organisation ou tout lien à celle-ci. Le même jour, il fut traduit devant le 1er juge de pax de Kocaeli. Le 20 juillet le juge décida de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste. L’opposition formée par le requérant contre la décision de placement en détention fut rejetée. Le 24 août 2016, faisant application de l’article 3 du décret-loi no 667, le HSK, réuni en assemblée plénière, révoqua 2 847 magistrats, dont le requérant, tous ayant été considérés comme appartenant, affiliés ou liés au FETÖ/PDY. Le 27 décembre 2017, la Cour constitutionnelle déclara le recours individuel du requérant irrecevable, considérant les griefs de celui-ci manifestement mal fondés. Le 19 mars 2018, la 29e cour d’assises reconnut M. Baş coupable de l’infraction d’appartenance à une organisation armée terroriste, le condamna à sept ans et six mois d’emprisonnement et, compte tenu de la période passée en détention, ordonna sa mise en liberté. La condamnation de M. Baş fut confirmée en appel. L’affaire est actuellement pendante devant la Cour de cassation.

Griefs, procédure et composition de la Cour

Invoquant l’article 5 §§ 1, 3 et 4 (droit à la liberté et à la sûreté/droit d’être aussitôt traduit devant un juge/droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de sa détention), le requérant se plaint d’avoir été placé en détention provisoire. Il conteste l’existence d’une situation de flagrance. Il argue qu’il n’existait aucun élément de preuve concret quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Il soutient que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé les décisions relatives à sa détention. Le requérant se plaint aussi de l’absence d’audience lors des examens de la détention, de la non-communication de l’avis du procureur de la République et de la restriction d’accès au dossier d’enquête. Enfin, il allègue le manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix qui se sont prononcés sur sa détention provisoire. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 30 janvier 2017. L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de : Robert Spano (Islande), président, Marko Bošnjak (Slovénie), Valeriu Griţco (République de Moldova), Egidijus Kūris (Lituanie), Ivana Jelić (Monténégro), Arnfinn Bårdsen (Norvège), Saadet Yüksel (Turquie), juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section.

Décision de la Cour

Article 5 §§ 1 et 3

Sur la légalité de la mise en détention provisoire La détention provisoire de M. Baş a été décidée en application des règles de droit commun de la détention, à savoir des articles 100 et suivants du code de procédure pénale (CPP). La Cour rappelle que dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, elle a conclu que l’extension de la portée de la notion de « flagrant délit » par la voie jurisprudentielle et l’application du droit interne par les juridictions nationales apparaissaient manifestement déraisonnables et posaient problème au regard du principe de sécurité juridique (Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, 16 avril 2019). La Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente quant à l’interprétation jurisprudentielle de la notion de « flagrant délit » et la mise en œuvre de l’article 94 de la loi no 2802 dans les circonstances de l’espèce. En effet, la Cour constate qu’il n’est pas allégué que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire alors qu’il était en train de commettre une infraction liée à la tentative de coup d’Etat, même si le parquet d’Ankara a mentionné la commission de l’infraction de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. Cette charge n’a pas été retenue par le juge de paix de Kocaeli, quant au placement en détention provisoire. Le requérant a fait l’objet d’une mesure privative de liberté pour appartenance à l’organisation FETÖ/PDY. Selon le juge de paix de Kocaeli, il existait une situation de flagrant délit au sens de l’article 94 de la loi no 2802, cependant le juge n’a fourni aucune base juridique à cette considération. La Cour note que, dans son arrêt de principe adopté le 26 septembre 2017, la Cour de cassation a considéré qu’au moment de l’arrestation des magistrats suspectés du crime d’appartenance à une organisation armée, était en cause une situation de flagrant délit. Il ressort de cet arrêt de principe que, lorsque l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle est en cause, il suffit que les conditions prévues à l’article 100 du CPP soient réunies pour que la détention provisoire d’un suspect, membre de la magistrature, puisse être ordonnée en considérant qu’il s’agit d’un cas de flagrant délit. La Cour souligne que le principe de sécurité juridique peut se trouver compromis si les juridictions introduisent dans leur jurisprudence des exceptions allant à l’encontre des dispositions légales applicables. L’article 2 du CPP donne une définition classique de la notion de flagrant délit qui est liée à l’actualité de l’infraction ou à son antériorité immédiate. Or, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, un soupçon d’appartenance à une organisation criminelle peut suffire à caractériser la flagrance sans qu’il soit besoin de relever un élément actuel ou un autre indice apparent révélant l’existence d’un acte délictueux actuel. Il s’agit, aux yeux de la Cour, d’une interprétation extensive de la notion de flagrant délit qui élargit la portée de cette notion de telle manière que les magistrats soupçonnés d’appartenir à une association criminelle peuvent se trouver privés de la protection judiciaire offerte par le droit turc aux membres du corps judiciaire. Par ailleurs, la Cour ne voit pas comment la jurisprudence constante de la Cour cassation, qui portait sur la notion d’infraction continue, pouvait justifier l’extension de la portée de la notion de flagrant délit, qui est liée à l’existence d’un acte délictueux actuel, au sens de l’article 2 du CPP. Pour la Cour, l’extension de la portée de la notion de flagrant délit par la voie jurisprudentielle et l’application du droit interne, à savoir l’article 94 de la loi no 2802, par les juridictions nationales en l’espèce, posent problème non seulement au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi apparaissent manifestement déraisonnables. La Cour estime que la simple application de la notion de flagrant délit et le renvoi à l’article 94 de la loi no 2802, dans la décision de placement en détention du requérant le 20 juillet 2016, ne satisfaisaient pas aux impératifs de l’article 5 § 1 de la Convention. Pour la Cour, de toute évidence, une interprétation extensive de la notion de flagrant délit ne saurait être considérée comme une réponse adaptée à la situation d’état d’urgence. Ladite interprétation, qui n’a par ailleurs pas été opérée pour répondre aux exigences de l’état d’urgence, non seulement pose problème au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi réduit à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature aux fins de la préservation du pouvoir judiciaire des atteintes du pouvoir exécutif. Elle a des conséquences juridiques qui outrepassent largement le cadre légal de l’état d’urgence. Elle ne se justifie aucunement au regard des circonstances spéciales de l’état d’urgence. La Cour conclut que la mesure de détention provisoire du requérant, qui n’a pas été prise « selon les voies légales », ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison du défaut de légalité de la mise en détention provisoire du requérant. Sur l’absence alléguée de raisons de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction La Cour note que la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur l’utilisation par M. Baş de la messagerie ByLock. Il convient d’observer que cet élément de preuve n’a été versé au dossier que bien après la mise en détention du requérant. La Cour constitutionnelle n’a pas expliqué dans quelle mesure une preuve obtenue plusieurs mois après la mise en détention provisoire de l’intéressé pouvait fonder l’existence des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée. En l’espèce, la Cour relève qu’il ressort de la décision de mise en détention provisoire du requérant que le juge de paix de Kocaeli a fondé l’existence de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis l’infraction reprochée, sur la décision du HSK datée du 16 juillet 2016 et sur la demande du parquet d’Ankara d’ouvrir une enquête contre lui. Dans sa décision, le HSK a suspendu 2 735 magistrats de leurs fonctions, dont le requérant, au motif qu’il existait de forts soupçons qu’ils soient membres de l’organisation terroriste qui avait fomenté la tentative de coup d’Etat. Dans sa décision, le HSK a relaté un certain nombre d’enquêtes disciplinaires et pénales ouvertes avant la tentative de coup d’Etat contre plusieurs magistrats. Mais cette décision ne contient aucun fait ou renseignement qui se rapporte personnellement au requérant. Ce dernier ne figure pas parmi les personnes objet des enquêtes disciplinaires et pénales. Aussi, les enquêtes disciplinaires et pénales mentionnées dans la décision du HSK ne sauraient-elles constituer le fondement des soupçons ayant motivé la décision de placement en détention du requérant. La Cour note en outre que dans sa décision, le HSK a fait une référence générale à des informations provenant des services de renseignement sans apporter de précisions sur leur contenu ni expliquer en quoi ces informations se rapportaient au requérant et à sa situation. La Cour considère que le Gouvernement n’a pas fourni en l’espèce de base factuelle suffisante à la décision du HSK. La Cour estime que la seule référence par le juge de paix de Kocaeli à la décision du HSK n’autorise pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles justifiant le placement de détention provisoire du requérant. Le juge de paix a tenté de justifier sa décision en se référant à l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier, cependant, il s’est contenté seulement de citer les termes de la disposition en question. Les références vagues et générales aux termes de l’article 100 du CPP et aux pièces du dossier ne sauraient être considérées comme suffisantes pour justifier la « plausibilité » des soupçons censés avoir fondé la mise en détention provisoire du requérant, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, des informations pouvant justifier les soupçons pesant sur l’intéressé ou d’autres types d’éléments ou des faits vérifiables. La Cour relève aussi que le requérant n’était pas soupçonné d’être impliqué dans les événements du 15 juillet 2016. Certes, le 16 juillet 2016, le parquet d’Ankara a émis une directive qualifiant le requérant de membre du FETÖ/PDY et demandant le placement de l’intéressé en détention provisoire. Cependant, le Gouvernement n’a fourni aucun fait ou renseignement susceptible de servir de fondement factuel à cette directive provenant du parquet d’Ankara. Le fait que le requérant ait été auditionné par le 1er juge de paix de Kocaeli les 19 et 20 juillet 2016, avant sa mise en détention provisoire sur le chef d’appartenance à une organisation illégale, démontre tout au plus que les autorités le soupçonnaient d’avoir commis ladite infraction. Cette circonstance ne saurait à elle seule persuader un observateur objectif que l’intéressé pouvait avoir commis ladite infraction. La Cour estime que les pièces qui lui ont été présentées n’autorisent pas à conclure à l’existence de soupçons plausibles au moment de la mise en détention du requérant. Elle considère que les conditions exigées par l’article 5 § 1 c) de la Convention en matière de plausibilité des soupçons motivant la mise en détention ne se trouvent pas remplies. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles, au moment de la mise en détention provisoire du requérant, de soupçonner celui-ci d’avoir commis une infraction.

Article 5 § 4

M. Baş a été placé en détention provisoire le 20 juillet 2016 au terme de son audition par le juge de paix de Kocaeli et a ensuite comparu devant un juge lors de la première audience, le 19 septembre 2017, soit après le début du procès dirigé contre lui. Pendant toute cette période d’environ un an et deux mois, l’intéressé n’a pas comparu devant les juges appelés à se prononcer sur sa détention. Ses demandes d’élargissement, ses recours en opposition ont été examinés sans son audition par les juges. La dernière opposition formée par le requérant a été rejetée par la cour d’assises le 15 août 2017, sans audience. D’après le Gouvernement, la situation dont se plaint le requérant se trouve couverte par la notification de la dérogation au titre de l’article 15 à laquelle les autorités turques ont procédé auprès du Secrétaire général du Conseil de l’Europe le 21 juillet 2016. La Cour rappelle que les difficultés auxquelles était confrontée la Turquie au lendemain de la tentative de coup d’Etat militaire du 15 juillet 2016 constituent un élément contextuel dont elle doit pleinement tenir compte pour interpréter et appliquer l’article 15 (Alparslan Altan c. Turquie, 16 avril 2019). La Cour accepte la conclusion à laquelle est parvenue la Cour constitutionnelle dans l’affaire Aydın Yavuz et autres, selon laquelle les mesures mises en œuvre au lendemain de la tentative de coup d’Etat et le défaut de comparution des intéressés devant les juges appelés à se prononcer sur leur détention pendant une période de huit mois et dix-huit jours pouvaient être considérées comme strictement requises pour la sauvegarde de la sécurité publique. La Cour observe toutefois que, dans la présente affaire, M. Baş n’a pas comparu devant un juge pendant environ un an et deux mois, soit pendant une période bien plus longue que celle appréciée par la Cour constitutionnelle dans son arrêt Aydın Yavuz et autres. La Cour conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 à raison de la durée de la période sans comparution personnelle devant le juge. Par ailleurs, en ce qui concerne le grief de restriction d’accès au dossier d’enquête, la Cour considère qu’il ne s’impose pas d’examiner plus avant cette question. En ce qui concerne la non communication de l’avis du procureur de la République, la Cour considère le grief mal fondé et décide de le rejeter. Enfin, la Cour considère que, eu égard aux garanties constitutionnelles et légales dont jouissent les juges de paix, et en l’absence d’une argumentation pertinente qui rendrait sujette à caution l’indépendance et l’impartialité des juges dans le cas du requérant, il convient de rejeter le grief tiré du manque allégué d’indépendance et d’impartialité des juges de paix pour défaut manifeste de fondement. Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Turquie doit verser au requérant 6 000 euros (EUR) pour dommage moral, et 4 000 EUR pour frais et dépens.

Opinions séparées Le juge Bårdsen a exprimé une opinion concordante et la juge Yüksel a exprimé une opinion en partie dissidente. Le texte de ces opinions se trouve joint à l’arrêt. »