BULLETIN D’INFORMATION MENSUEL SUR LES DROITS DE L’HOMME EN TURQUIE
MARS 2020
Au cours du mois de mars, le thème concernant la libération des prisonniers politiques dans le contexte de l’épidémie du Covid-19, a marqué l’agenda des défenseurs des droits de l’Homme en Turquie. Plusieurs organisations internationales telles que le Parlement européen, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) ou les ONG ont appelé le gouvernement turc à prendre les précautions nécessaires de manière équitable, au sujet des détenus vulnérables, sans aucune distinction.
Or, le projet de loi négocié à la Commission de la justice au sein du Parlement a exclu ces prisonniers d’opinion, accusés de « terrorisme », terme fréquemment utilisé en Turquie contre les opposants tels que les kurdes, les gülenistes et certains partisans de tendance gauche en Turquie.
En outre, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a condamné la Turquie à propos de la détention provisoire sans « raison plausible » d’un magistrat limogé, soupçonné d’appartenir à une « organisation criminelle » liée au putsch manqué de 2016. La Cour lui a alloué 6 000 € au titre du dommage moral.
Liberté de la Presse et d’expression
Les journalistes du site d’informations www.odatv.com, Barış TERKOĞLU et Hülya KILINÇ ont été arrêtés sous l’accusation d’avoir diffusé l’identité de deux agents du renseignement turc (MİT), morts durant leur mission en Libye. Ils risquent d’être condamnés jusqu’à 9 ans de prison. L’accès au site a été bloqué sur décision du tribunal.
Le rédacteur en chef du journal Yeni Yaşam Mehmet Ferhat ÇELİK, le directeur de rédaction Aydın KESER, l’éditeur Semiha ALANKUŞ et le journaliste de Yeni Çağ Murat AĞIREL ont été arrêtés pour avoir exercé leur profession de journalisme.
Selon M. le député Utku ÇAKIRÖZER (du parti CHP), au mois de mars, 20 journalistes ont été présentés devant le juge, 22 journalistes ont été mis en garde à vue et 9 journalistes ont été arrêtés.
Une avancée positive a toutefois eu lieu concernant la liberté d’expression. En effet, la Cour constitutionnelle a qualifié le blocage depuis 5 ans du site internet www.sendika.org, comme une violation aux libertés fondamentales. La décision pourrait être une jurisprudence pour les autres dossiers comme celui de www.odatv.com.
L’abus d’accusation de terrorisme
L’intimidation du gouvernement contre ses opposants politiques par le biais des accusations arbitraires liées au terrorisme a continué au mois de mars.
Dans le cadre des enquêtes policières contre le groupe güleniste, des centaines de personnes ont fait l’objet d’arrestations et de gardes à vue pour appartenance à une organisation dite terroriste. Principalement dans les villes d’İstanbul, İzmir, Bolu et Ankara, plus de 100 personnes, composées d’universitaires, militaires et enseignants ont été placées en garde à vue ou en détention.
Le comédien Atalay DEMIRCI a été condamné à 6 ans de prison pour appartenance au mouvement Gülen.
Quant aux Kurdes, les perquisitions ont continué et dans ce cadre-là plusieurs personnes ont été mises en garde à vue dans les villes de Diyarbakır, Şırnak, Siirt, Mersin, Batman, Bingöl, Urfa, Adıyaman, Tunceli et Adana.
Tortures et mauvais traitements durant la détention, enlèvements
En mars 2020, plusieurs plaintes concernant des victimes de mauvais traitements ont été reçues des centres pénitentiaires de Trabzon Beşikdüzü (type T), Afyon (type T), Giresun Espiye (type L), Rize Kalkandere (type L), Erzurum (type E), Aksaray (type T), Tarsus (femmes), Manisa Akhisar (type T), Kırıkkale Delice (prison de type ouverte), Manisa (type T), Kırıklar (type F), Silivri, Şırnak (type T), Bandırma (type T) et Van (type T).
La demande de visite de la part des sœurs d’Abdullah Öcalan, leader du PKK, ont été rejetées pour la 59ème fois par le bureau du procureur.
Co-présidente de la région de Marmara de l’Association d’aide aux familles des détenus et des condamnés (TUHAY-DER), Esin ÇELİK, a été arrêtée en raison d’avoir transféré de l’argent aux prisonniers.
Les grévistes de la faim İbrahim GÖKÇEK (273 jours) et Helin BÖLEK (271 jours), membres du groupe de musique Grup Yorum, ont été transférés par force à l’hôpital.
D’après l’Association des Droits de l’Homme (IHD), il existe 1 564 prisonniers malades dans les centres pénitentiaires, dont 590 sont dans une situation grave.
M. le député Ömer Faruk GERGERLİOĞLU a révélé les allégations de tortures envers 56 jeunes universitaires. L’accès de leurs avocats au commissariat de police a été interdit.
M. GERGERLİOĞLU a aussi notifié que Yusuf Bilge TUNÇ, enlevé le 6 août 2019, est toujours porté disparu.
Conflit kurde et répression de l’opposition
8 maires et co-maires du parti HDP (Batman, Ergani, Eğil, Lice, Silvan, Güroymak, Halfeli et Gökçebağ) ont été démis de leurs fonctions et ils ont été remplacés par des administrateurs et sous-préfets. Les maires et co-maires ont été arrêtés avec accusation d’activités « terroristes ».
Ainsi, après les élections locales de l’année dernière, au total 38 maires élus ont été démis de leurs fonctions.
Ancien maire de Diyarbakır, Selçuk MIZRAKLI (du parti HDP) a été condamné à 9 ans de prison pour avoir été membre d’une organisation terroriste.
Le membre du conseil exécutif du Parti Communiste de Kurdistan (KKP), Yaşar KAZICI, a été condamné à un an et demi de prison pour ses partages dans les réseaux sociaux.
Dans les villes de Hakkari, Siirt, Batman, Urfa et Gaziantep, situées dans le sud-est de la Turquie, toutes les manifestations ont été interdites par les décrets des préfectures respectives.
Plusieurs zones dans les villes de Siirt (Pervari, Eruh, Baykan), de Şırnak (centre-ville, Cizre, Silopi, Uludere, Güçlükonak, Beytüşşebap) et d’Hakkari (centre-ville, Çukurca, Şemdinli, Yüksekova, Derecik) ont été déclaré comme étant des zones de sécurité spéciale jusqu’en date du 31 décembre 2020.
À partir des élections de 2018, 967 propositions ont été présentées à la Grande Assemblée nationale de Turquie visant à supprimer l’immunité parlementaire des députés, dont 695 envers le parti HDP et 216 envers le parti CHP.
Liberté de réunion
Au cours du mois de mars, les manifestations pour motif de reprendre leur travail et pour protester contre les KHK (décrets-lois), ont été empêchées par la police à Ankara et à İzmir.
De la même manière, la police est intervenue lors des manifestations à l’occasion de la journée internationale des droits de la Femme dans les villes d’İstanbul, Çanakkale, Rize, İzmir, Osmaniye et Batman.
Le communiqué de presse « des mères du samedi » après leur 781ème rassemblement, se réunissant depuis 24 ans à Istanbul, a été bloqué par la police.
Toutes les manifestations concernant l’opération militaire de la Turquie en Syrie ont été interdites par les préfectures d’İstanbul, d’Adana, d’Aydın, de Balıkesir, de Kırklareli, de Kilis, de Kocaeli et de Muğla.
Covid-19
Le 11 mars, le premier cas de Covid-19 a été détecté en Turquie. Tous les médias se sont ainsi concentrés sur cette épidémie. Au début, très peu d’informations était diffusées par le gouvernement. Puis, durant la semaine du 16 mars, au moins 7 journalistes ont été placés en garde à vue à cause des articles qu’ils ont publiés à ce propos.
Par ailleurs, 410 personnes ont été mises en garde à vue sous prétexte de leurs messages écrits sur les réseaux sociaux concernant l’épidémie du Covid-19.
Le Ministère de l’intérieur a déclaré que les campagnes de don lancées par les maires du parti CHP tels que İstanbul, Ankara et İzmir, étaient illégales. Suite à cette annonce, la banque VakıfBank a bloqué les comptes des mairies pour ces dons.
Les réfugiés en Turquie
Le mois de mars a été marqué par le jeu du gouvernement turc provoquant la perte de vies de réfugiés et le mauvais traitement de ces derniers.
Fin février, à la suite de l’annonce du gouvernement turc sur l’ouverture des frontières vers la Grèce, des milliers de réfugiés se sont y rendus. Pourtant, selon des images vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux, le gouvernement turc aurait donné ordre à la police de transporter par force, la nuit, un grand nombre de migrants qui résidaient dans des centres de rétention turcs vers la porte frontière à Pazarkule et à Edirne. Selon le ministre de l’Intérieur, Süleyman SOYLU, près de 150 000 réfugiés auraient traversé la Grèce dans cette période-là.
Par ailleurs, de nombreux journalistes qui étaient sur place pour suivre de près la situation de ces réfugiés, ont été placés en garde à vue. Bien que la plupart ont été libérés par la suite, Rawin STERK a été placé en détention pour ses partages sur les réseaux sociaux.
En raison du refoulement et du traitement inhumain des migrants par la police grecque, des milliers de personnes ont vécu le mois de mars dans de mauvaises conditions à Pazarkule. Enfin, le 28 mars, à cause du Covid-19, le gouvernement turc a autorisé le retour de ces personnes dans les centres de rétention.
Durant cette période, en plus des centaines de personnes blessées, 3 personnes ont succombé à la violence policière grecque et 4 personnes sont mortes à cause du naufrage de leur bateau en mer Égée.
Des milliers de migrants continuent d’être maintenus dans des centres de rétention malgré les mesures de confinement adoptées face au Covid-19. Le gouvernement reste indifférent aux appels des associations à ce sujet.
Féminicides
Au cours du mois de mars, 29 femmes ont été tuées et 9 femmes sont mortes de manière suspecte. Ainsi, sur les trois premiers mois, 78 féminicides ont été commis ainsi que 28 femmes sont décédées de manière douteuse.