Le dernier article d’Ahmet Altan intitulé: FLUTE DE PAPIER
LA FLUTE DE PAPIER
Il n’y a rien de plus effrayant que de rencontrer un homme, qui, avec son horrible pouvoir, peut détenir entre ses mains ton destin : te tuer, t’enfermer en prison, t’envoyer en exil, ou bien rendre ta liberté. Peu importe que sa décision tende à te libérer ou t’enfermer en prison, elle en demeure écrasante dans la mesure où tu n’as aucun droit de parole. Les personnes susceptibles de faire cela portent en général une robe, se positionnent sur une estrade : on les nomme « juge ».
Le seul motif susceptible de pardonner ces personnes qui détiennent entre leurs mains de tels pouvoirs inhumains serait qu’ils l’utilisent à bon escient.
Qu’en serait-il si ce pouvoir ferme les yeux sur l’injustice ?
Dans le roman « L’adieu aux armes », Hemingway décrit une scène se déroulant à l’époque où l’armée italienne subit une défaite : dans une grotte, se tient le procès militaire où des juges militaires, certains que leurs jugements rendus n’affecteront en aucun cas leur destin, prononcent avec une totale indifférence des peines de mort à l’encontre des militaires, remettent leur coiffe militaire, saluent pour enfin s’en aller. Cette scène jouée par Rock Hudson et Vittorio de Sica est magnifique : les jugent rendent leur décision puis les condamnés sont livrés à l’escouade d’exécution. Durant ma longue incarcération, j’ai à maintes reprises été présenté devant des juges qui, en aucun cas ont pris en considération mes déclarations, ni même les éléments prouvant mon innocence, bien au contraire, ils ont continué à maintenir leurs accusations, comme si je n’avais rien dit. Ils m’ont dans un premier temps condamné à la perpétuité, puis condamné à une peine d’emprisonnement de dix ans et demi pour enfin me libérer.
Au moment où j’écris cet article, j’attends la nouvelle décision qui sera rendue suite à l’appel du Parquet. Ils pourront donc peut être me réincarcérer.
A différents moments, ce même juge m’a condamné à la perpétuité, tout comme prononcé ma libération.
Cette libération est tout autant étouffante qu’être condamné à la perpétuité car je sais qu’au final j’ai été libéré par des personnes qui ne détiennent pas ce pouvoir.
Certes, je suis sorti de prison, cependant des milliers d’autres innocents y sont restés.
En quittant ces murs épais et barreaux de fer, j’ai laissé derrière moi de nombreux gens désespérés.
J’ai entendu dire que j’avais été condamné à perpétuité et que j’étais libre de sortir de prison, à des moments différents, de la bouche du même juge. La décision de me libérer a eu le même effet étouffant que celle de me donner un terme à vie. Je savais que quelqu’un qui ne devrait pas avoir le pouvoir de prendre des décisions à ma place me laissait partir.
Je suis sorti de la prison turque, mais des milliers d’innocents y sont toujours. Pendant plus de trois ans, j’ai vécu dans une petite cellule avec deux autres détenus qui n’avaient commis aucun crime. Personne n’a écouté ce qu’ils ont dit. Bien qu’ils aient plaidé leur innocence à maintes reprises, ils ont été condamnés à la prison par des juges qui ressemblaient ni plus ni moins à ceux de « L’adieu aux armes ».
Un de mes compagnons de cellule avait le même âge que mon fils ; il était nouvellement marié quand ils l’ont arrêté. Il était pieux mais s’intéressait tout autant à la philosophie et à la science. Il était très habile de ses mains : avec le peu de moyens improbables dont il disposait il arrivait à faire des choses les plus improbables ; comme transformer des sacs de sel en haltères, des fourchettes en épingles à linge, des cuillères à café en pincettes. En ajoutant des ingrédients aux plats de prison, il arrivait à créer de nouveaux plats. Pensant que se plaindre revenait à contester le destin dessiné par Dieu, il ne se plaignait jamais.
A cause de diverses raisons, personne ne venait lui rendre visite, et ne s’en plaignait pas.
Un jour, alors que j’écrivais mon roman « Madame la Vie » sur une table en plastique, j’ai entendu de la musique qui venait de la cour. C’était le son d’une flûte. Je sortis dans la cour. Selman, adossé contre le mur, les yeux fermés, jouait de la flûte. Les bruits des cellules voisines s’arrêtèrent. Tout le monde écoutait cette musique inattendue. Une fois que Selman eû terminé de chanter, il y a eu un grand fracas. Les détenus des autres cellules se mirent à jeter en notre direction des friandises achetées de l’épicerie. Cela correspondait à un applaudissement et un « bis » de leur part. Selman continua à jouer de la musique pendant des heures.
Lorsque la porte de la cour se ferma, je lui demandai « d’où as-tu trouvé cette flûte ». Il l’avait fabriqué à partir des cartons de calendriers. Et n’ayant point de mesure mètre il calcula les distances des trous avec ses doigts, coupa l’embout d’une bouteille de soda en guise de bec de flûte.
Aucun autre instrument sur Terre ne pouvait égaler le son de cette flûte. C’était un son très étrange et tout à la fois à tonalité grave. Selman joua sans faire de fausse note. Il ne jouait pas seulement des airs mélancoliques, il jouait aussi des airs joyeux, mais globalement sa flûte tendait vers des notes mélancoliques.
Il était comme mon fils.
Personne ne venait lui rendre visite
Et malgré cela, jamais il ne s’en plaignait
Il fabriqua une flûte de papier. Il en joua en s’adossant contre le mur.
Lorsque j’ai été libéré dans la nuit, on me demanda ce que je ressentais, ils voulaient voir une personne se réjouir de sa remise en liberté, plusieurs années après son emprisonnement. Je leur répondis que j’étais un peu triste.
J’avais laissé derrière ces murs des milliers d’innocents et Selman ainsi que sa flûte de papier.
Je savais qu’ils étaient innocents, et je ne pouvais rien faire. Personne ne prenait en considération leur déclarations. Non pas seulement les juges, mais une bonne partie de la société. On aurait dit ces hommes indifférents, qui, dans la grotte, avaient prononcé des peines de mort. Ces gens qui mettent leur casquette, saluent, et qui envoient les gens devant les escouades d’exécution et qui par la suite retournent vers leurs nouvelles victimes.
Après avoir vu cette grotte, vu ce que ces pauvres détenus innocents subissaient, et après avoir écouté cette flûte de papier, il m’était impossible de sortir de cette prison de façon joyeuse : c’est comme si vous étiez le larbin de ce grand crime. Alors que j’étais victime de cette injustice, une fois sorti, vous avez l’impression d’être complice ce cette immense injustice.
Il n’y a rien de plus effrayant au monde que d’être confronté avec celui qui a le pouvoir de jouer sur ton devenir, ô combien il est douloureux de voir qu’il se fiche de tout ce que tu peux dire, ô combien cela peut être humiliant.
Je sais également comment une simple flûte de papier peut à travers des sons faire resurgir des sentiments enfouis au plus profond de soi- même.
Je suis conscient que je peux à nouveau être interpellé.
Cependant, pour Selman, il ne s’agit pas de probabilité, il est déjà incarcéré.
Il a le même âge que mon fils, il peut, à partir de sel, fabriquer des haltères, et fabriquer des flûtes de papier.
Personne ne lui rend visite.
Et ne se plaint de rien.
Adossé contre le mur, il continue à jouer de la flûte.
(Traduction effectuée par le Collectif DDH)