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Collectif DDH

Sánchez Amor: « une élève traitée en terroriste pour avoir fait ses devoirs »

L’eurodéputé Nacho Sánchez Amor, rapporteur du Parlement européen pour la Turquie, dans une interview accordée à Cansu Çamlıbel pour le portail d’information T24, a attiré l’attention sur la situation des droits de l’homme en Turquie. Il y a notamment souligné les violations des droits fondamentaux visant les Kurdes ainsi que les personnes affiliées au mouvement Gülen.

 

Veuillez cliquez pour accéder à l’entretien complet.

 

« Le système des administrateurs nommés est un coup porté à la démocratie »

 

  • Après les élections du Parlement européen de l’année dernière, vous avez été réélu rapporteur pour la Turquie et avez effectué votre première visite de ce second mandat en décembre 2024. À ce moment-là, l’opinion publique turque était principalement occupée par l’appel de Devlet Bahçeli concernant Öcalan. Parallèlement, le maire CHP d’Esenyurt, Ahmet Özer, avait été arrêté, et de nombreuses municipalités dirigées par le parti DEM commençaient à être placées sous tutelle. Avec la nouvelle année, les vagues d’arrestations et de gardes à vue se sont intensifiées, allant jusqu’à l’interrogatoire, sous escorte policière, des dirigeants de la TÜSİAD. Suivez-vous l’évolution du climat politique en Turquie ?

 

Bien sûr que je le suis, comment ne pas le faire ? Ce qui se passe dans votre pays n’est pas facile à ignorer. Avant même cette dernière vague d’arrestations, une série de mises sous tutelle de municipalités était déjà en cours depuis l’année dernière. Lors de ma visite que vous mentionnez, j’ai essayé de transmettre des messages à ce sujet, tout comme l’UE l’a fait également. Nous avons dit : « S’il vous plaît, ne revenez pas à ce système de mise sous tutelle ».

Mais malheureusement, chaque semaine, nous apprenons la nomination d’un nouvel administrateur. D’ailleurs, pendant que nous parlons, un nouveau maire a peut-être été remplacé par un administrateur nommé. Il existe également des procédures extrêmement étranges dans certaines affaires. Par exemple, dans l’arrestation du maire d’Esenyurt, Ahmet Özer, des écoutes téléphoniques vieilles de dix ans ont été utilisées comme preuve. Mais ces écoutes ont-elles été réalisées sur décision judiciaire ? Nous n’en savons rien. Existe-t-il une base légale permettant de surveiller une personne pendant dix ans ? Ce sont des questions qui restent sans réponse et qui ne semblent même pas être prises en considération dans la Turquie d’aujourd’hui. L’essentiel ici est le suivant : Le système de mise sous tutelle est un coup porté à la démocratie.

Quand j’évoque ce sujet auprès des responsables turcs, leur réponse est toujours la même : « Cela existe dans notre législation. » Mais non, ce n’est pas le cas. La loi que vous invoquez est en totale contradiction avec votre propre Constitution. Car vous ne pouvez pas destituer un maire sans décision judiciaire. Or, ce qui se passe actuellement en Turquie, c’est que des maires sont démis de leurs fonctions non pas à l’issue d’une procédure judiciaire, mais par une décision administrative. Un autre problème majeur est que les remplaçants nommés sont systématiquement issus du parti au pouvoir.Ce qui devrait être fait, c’est de confier la mairie au représentant du parti arrivé en tête dans la municipalité concernée.

 

« À ce rythme, la moitié de la population turque pourrait être accusée de terrorisme »

  • Il y a eu quelques exceptions, je dois le souligner. Par exemple, le maire de Beşiktaş, Rıza Akpolat, a été arrêté pour des accusations de corruption, mais il a été remplacé par un membre du conseil municipal issu du CHP, et non par un représentant de l’AKP. Le gouvernement n’a donc pas tenté de nommer un gouverneur ou un sous-préfet à sa place.

 

Oui, mais lui n’a pas été accusé de liens avec le terrorisme, contrairement aux autres maires destitués. À ce rythme, la moitié de la population turque pourrait être accusée de terrorisme.

 

« Une jeune fille est interrogée pour un devoir qu’elle a préparé chez elle, et ce, sur la base d’accusations de terrorisme. « Pourquoi as-tu fait ton devoir là-bas ? » lui demande-t-on ».

 

  • Est-ce vraiment votre lecture de la situation en Turquie ? Vous pensez que la moitié de la population pourrait être accusée de terrorisme ?

 

Voici mon point de vue : La prise d’otages politiques est une vieille stratégie en Turquie. La politique fonctionne ainsi. Des personnes sont détenues à des fins de négociation. Par exemple, dans le cadre du processus de résolution, certains dirigeants du parti DEM sont utilisés comme otages. Dans l’affaire de la candidature présidentielle du CHP, Ekrem İmamoğlu est également pris en otage. Je considère tout cela comme une méthode visant à utiliser ces personnes comme monnaie d’échange dans des négociations politiques futures. Si ces affaires étaient réellement juridiques, alors pourquoi une agente de joueurs aurait-elle été arrêtée, 12 ans après les événements de Gezi, en raison d’anciennes conversations téléphoniques de l’époque ? Et encore une fois, nous ne savons même pas dans quelles conditions ces écoutes ont été réalisées. Je pense que tout cela est mis en place par le gouvernement AKP afin de se constituer un levier pour son agenda politique futur. Les maires du parti DEM actuellement emprisonnés ou destitués pourraient être utilisés comme éléments de négociation dans le processus de résolution.

Le pire, c’est que vous, en tant que société turque, vous êtes en train de normaliser tout cela. Une grande partie du public et des médias considère presque ces événements comme normaux. Vous en êtes arrivés au point où la nomination d’un administrateur à la place d’un maire élu vous semble être une chose ordinaire. Aujourd’hui, les choses les plus absurdes paraissent normales aux yeux des citoyens en Turquie. C’est compréhensible dans une certaine mesure, car ces événements se répètent si souvent et avec une telle régularité que la société a fini par les considérer comme une banalité. Mais la population doit se rappeler une chose : Dans un pays où l’État de droit est respecté, de telles choses ne peuvent pas arriver. Bien sûr, le système des administrateurs nommés est une chose qui me choque profondément, mais tant d’autres choses se produisent en parallèle.

Par exemple, une jeune fille est interrogée pour un devoir qu’elle a préparé chez elle, et ce, sur la base d’accusations de terrorisme. « Pourquoi as-tu fait ton devoir là-bas ? » lui demande-t-on. Nous observons tout cela de l’extérieur. Pouvez-vous réellement imaginer quelle image votre pays renvoie aujourd’hui au monde extérieur ?

 

« Le silence du côté de l’UE vient du fait que la Turquie est perçue comme un pays de moins en moins ‘candidat' »

  • Il y a une réalité à considérer. Ce que pense le monde extérieur de la situation en Turquie n’a aucune importance pour le gouvernement turc. L’exécutif a complètement mis de côté l’ancrage européen, qu’il considérait pourtant comme essentiel lors de son premier mandat. Ni les rapports annuels de la Commission européenne ne sont pris en compte, ni les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ne sont appliqués. Le gouvernement peut se permettre d’agir ainsi parce qu’il n’est soumis à aucune sanction. L’Europe, partiellement absorbée par ses propres crises internes, en partie sous l’influence de Trump, et en partie à cause de sa dépendance à la Turquie dans la gestion du dossier syrien, ferme les yeux sur les violations des droits humains et l’absence d’État de droit en Turquie. Pendant ce temps, à part vous, presque plus aucun responsable européen ne rappelle Ankara à ses obligations. Pourquoi en est-on arrivé là ? Est-ce que Bruxelles a totalement renoncé à la Turquie ?

Avant toute chose, je fais moi aussi partie de Bruxelles, je fais partie de l’écosystème qui traite des questions turques. J’ai toujours pris la parole haut et fort sur les sujets que vous mentionnez, et je continue à le faire. Mais vous avez raison, la Turquie n’attire plus autant l’attention qu’auparavant. Ceci est dû au fait que la Turquie est considérée de moins en moins comme un pays candidat. Aujourd’hui, la Turquie est traitée comme un pays tiers plutôt que comme un véritable candidat à l’adhésion.

 

« À Bruxelles, l’idée qu’il n’y a plus rien à discuter avec la Turquie se répand »

  • Selon vous, pourquoi la lutte contre les violations de la démocratie et de l’État de droit en Turquie ne parvient-elle pas à réellement se diffuser dans la société ?

Parce que les citoyens se voient proposer un sentiment de « victoire » en échange de la normalisation de ce système et de leur soumission. On leur dit : « Vous vivez dans le pays le plus important de l’univers. Et puisque vous vivez dans le pays le plus important de l’univers, ne vous préoccupez pas des droits de l’homme, nous nous en chargeons. » Ainsi, le silence de la société est assuré. On veut empêcher les gens de parler d’Osman Kavala, de Selahattin Demirtaş, d’Ayşe Barım ou des journalistes emprisonnés. L’interrogatoire de l’actrice Melisa Sözen pour un rôle qu’elle a joué il y a des années dans une série de fiction est une pure absurdité. Tout cela contribue à propager à Bruxelles l’idée qu’ »il n’y a plus rien à discuter avec la Turquie ». Peut-être que je suis le seul à croire encore qu’il est important de parler de ces sujets.

 

« On m’a envoyé un message pour me dire de rester à ma place. Je connais mon rôle, je ne travaille pas de mon propre chef »

  • Je crois que vous êtes effectivement le seul à en parler.

Vous savez, la vice-présidente de la Commission européenne et Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Kaja Kallas, s’est récemment rendue à Ankara pour une série de rencontres. Lors de sa conférence de presse pendant cette visite, elle a exprimé son inquiétude concernant les mises sous tutelle des municipalités. C’est un bon signal qui montre que je ne suis pas totalement seul.

Mais en ce qui me concerne… On m’a dit de « rester à ma place ». Autrement dit, on m’a envoyé un message me rappelant mon rôle. Et je connais parfaitement ma place. En tant que rapporteur, je ne travaille pas de ma propre initiative. J’ai été officiellement mandaté par le Parlement européen pour évaluer et gérer les relations avec la Turquie. Je connais parfaitement mon rôle et mes limites. Mais vous avez raison de critiquer le silence de la Commission européenne et du Conseil de l’UE sur ce qui se passe en Turquie.

 

« Ursula Von Der Leyen n’a pas mentionné la Turquie parmi les pays candidats »

  • Après votre visite en Turquie en décembre, la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, devait se rendre à Ankara. Vous le saviez et aviez déclaré lors de votre conférence de presse que vous espériez qu’elle évoquerait les violations des droits de l’homme lors de son déplacement. Je vais maintenant vous lire ce qu’elle a dit lors de sa visite : « Notre relation est riche et complexe, mais une chose est claire, elle avance. » C’est sa seule déclaration. Elle a annoncé une aide supplémentaire d’un milliard d’euros pour les réfugiés syriens en Turquie, puis est repartie. N’est-ce pas la preuve que les dirigeants européens ne considèrent plus la Turquie comme un véritable « pays candidat » mais évitent de le dire ouvertement, car ils ont besoin du gouvernement Erdoğan pour retenir les migrants venant de l’Est, notamment les Syriens ? Cette lecture est-elle erronée selon vous ?

 

Pour moi, c’est une évidence. Madame Von der Leyen a prononcé deux discours devant le Parlement européen après sa réélection, et dans aucun d’eux elle n’a mentionné la Turquie parmi les pays candidats à l’adhésion. Elle a parlé de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Géorgie et des pays des Balkans occidentaux, mais elle a « oublié » la Turquie. Si vous jouiez l’avocat du diable, vous pourriez dire que le processus d’adhésion de la Turquie est en train de mourir, voire qu’il est déjà mort. Je n’en sais rien. Ce que je vois, c’est que l’on parle uniquement d’accords donnant-donnant et de relations de bon voisinage, mais jamais du fait que tout cela s’inscrivait initialement dans un cadre censé mener à une adhésion.

 

« La situation actuelle est le résultat des choix des dirigeants turcs »

« Ceux qui ne veulent pas de la Turquie dans l’UE n’ont même plus besoin de le dire »

 

  • Mais justement, n’est-ce pas là une responsabilité du côté de l’Union européenne ?

 

Non, je ne fais pas cette analyse pour blâmer l’UE. Le problème vient de la Turquie elle-même, car c’est elle qui ne réalise pas les réformes nécessaires pour l’adhésion et ne manifeste aucune volonté politique de respecter l’État de droit. Dans ces conditions, il n’est même plus nécessaire que quelqu’un au sein de l’UE dise ouvertement : « Nous ne voulons pas de la Turquie ». Autrefois, certains dans l’Union exprimaient clairement leur opposition à l’adhésion de la Turquie. Mais aujourd’hui, ce n’est plus nécessaire, car la Turquie ne montre aucune volonté d’avancer. En d’autres termes, la Turquie elle-même fait exactement ce qui sert les intérêts de ceux qui ne veulent pas d’elle dans l’Union. Les dirigeants turcs prennent eux-mêmes toutes les décisions qui éloignent leur pays de l’UE. Il n’est plus nécessaire pour quiconque de le souligner, car tout cela est un choix des autorités turques.

 

« L’UE reste un club démocratique et nous ne voulons pas d’un nouveau cas hongrois en son sein »

  • Votre prédécesseure, Kati Piri, était peut-être encore moins appréciée qu’aujourd’hui à Ankara, car à la fin de son mandat, elle avait préparé un rapport recommandant la suspension du statut de pays candidat de la Turquie si la situation restait inchangée. Pourtant, il semble que de telles sanctions ne soient même plus à l’ordre du jour à Bruxelles.

 

Écoutez, notre mission n’est pas de transformer la Turquie en démocratie. Ce n’est en aucun cas notre rôle. C’est une question qui doit être débattue par la société turque elle-même. Indépendamment des relations avec l’Union européenne, c’est à la Turquie de décider du modèle de société qu’elle souhaite adopter. Si la Turquie décide d’être une démocratie, alors les conditions de l’adhésion sont claires et le processus d’adhésion est toujours sur la table. Mais je refuse que l’on blâme l’Union européenne pour ce qui n’a pas été fait aujourd’hui. Non, la situation actuelle est le résultat des politiques de la Turquie elle-même.

Le manque de motivation des dirigeants turcs n’a rien à voir avec un manque d’encouragement de notre part. Nous pouvons offrir des incitations pour certains aspects techniques, mais devenir une démocratie est un choix que seule une société peut faire.

Aujourd’hui, le processus de négociation est gelé, mais il n’a pas été suspendu. Si la suspension était décidée, le retour de la Turquie dans le processus nécessiterait l’unanimité de tous les États membres de l’UE. Kati Piri avait formulé cette recommandation dans un contexte différent, mais aujourd’hui, les négociations sont déjà gelées de facto. Cependant, le terme « gelé » n’a pas de définition officielle et juridique, alors que « suspendu » en a une. Dans la situation actuelle, la Turquie pourrait reprendre le processus si elle le souhaitait. Et je dois le rappeler : l’UE reste un club démocratique, et nous ne voulons pas d’un nouveau cas hongrois en son sein. Nous voulons être une union de démocraties solides et irréversibles. Et selon moi, le vrai problème, c’est lorsque le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan et d’autres membres du gouvernement nous disent : « Ne soyez pas aveugles sur le plan stratégique ».

  • Que voulez-vous dire par là ?

Cela signifie en réalité : « Ne me parlez pas d’Osman Kavala, ne me parlez pas des droits humains, parlons uniquement des drones. »

 

« On ne joue pas aux échecs avec les règles du poker, la position géopolitique n’est pas un raccourci vers l’adhésion à l’UE »

  • Mais au final, en adoptant une relation pragmatique avec la Turquie, n’est-ce pas aussi l’Union européenne qui contribue à cette situation que vous qualifiez de problème fondamental ? Je vous l’ai rappelé plus tôt : la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, est venue en Turquie et n’a pas prononcé une seule phrase sur les violations des droits de l’homme.

 

L’Union européenne est clairement bienveillante envers la Turquie. Bien sûr, les questions d’intérêt mutuel sont multidimensionnelles, et bien sûr, nous devons prendre en compte le rôle géopolitique de la Turquie dans les scénarios internationaux. Cependant, l’alignement de la politique étrangère de la Turquie avec celle de l’UE n’est qu’un des nombreux chapitres de négociation, et sa position géostratégique ne constitue pas un raccourci vers l’adhésion. Il n’y a qu’un seul moyen de devenir membre : décider de devenir une démocratie. C’est très clair : si vous n’êtes pas une démocratie, vous ne serez pas membre. En langage diplomatique européen, la Turquie est de plus en plus perçue comme un « pays voisin » plutôt qu’un « pays candidat ». Elle n’est plus traitée comme un « pays candidat », mais de plus en plus comme un simple « voisin ». C’est malheureusement l’évaluation réaliste de la situation. On ne peut pas jouer aux échecs avec les règles du poker.

 

  • Pourquoi utilisez-vous cette analogie ? »

Si l’adhésion est un jeu d’échecs, alors préférer parler du bassin africain serait une partie de poker. L’Union européenne peut jouer au poker avec vous si c’est ce que vous voulez. Mais les règles des échecs sont différentes. On peut discuter de géopolitique, mais cela ne permet pas de contourner les critères d’adhésion. Le message sous-jacent de Von der Leyen, lorsqu’elle n’a pas mentionné la Turquie comme un « pays candidat » dans son discours au Parlement européen, est le même que celui qu’elle a envoyé en évitant certains sujets lors de sa visite à Ankara.

 

« L’UE a tendu la main, mais la Turquie n’a rien donné en retour »

  • Le gouvernement turc refuse de parler de démocratie et de droits humains, et l’UE lui donne ce qu’il veut, car elle n’a plus aucun espoir de voir ce gouvernement revenir à une telle agenda. Est-ce bien cela ?

 

Oui, c’est exactement la situation actuelle. C’est ce qui m’inquiète depuis des années. Chaque jour, la Turquie s’éloigne un peu plus du statut de « pays candidat ». Vous vous souvenez, les tensions en Méditerranée orientale avaient baissé, et nous avions proposé à la Turquie un « agenda positif ». Nous n’avons reçu aucune réponse. Puis, avec le rapport Borell, nous avons de nouveau tenté un « agenda positif ». Encore aucune réponse. Ensuite, nous avons invité le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan à une réunion informelle avec les ministres des Affaires étrangères de l’UE, une demande que la Turquie nous adressait depuis des années. Là encore, aucune indication que la Turquie souhaitait revenir à l’agenda européen.

Nous n’avons vu aucun signal montrant que la Turquie allait exécuter les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme sur Osman Kavala ou Selahattin Demirtaş, ou qu’elle allait cesser les arrestations arbitraires de journalistes. L’Union européenne a multiplié les gestes pour construire une relation positive, mais le gouvernement turc n’a pris aucune initiative en retour. Tout ce qu’on nous dit, c’est : « Nous voulons la modernisation de l’union douanière et la libéralisation des visas. » Il y a donc une liste d’exigences adressées à l’UE, mais aucun progrès sur les réformes internes. Et au bout de ce processus, la Turquie est devenue un « pays voisin » aux yeux de l’Union  européenne. La principale victime de cette situation, c’est Mehmet Şimşek. Je ne l’ai pas encore rencontré, même si des réunions avaient été prévues. Mehmet Şimşek tente d’appliquer des politiques rationnelles. Mais sa crédibilité est également mise en péril par l’interrogatoire des dirigeants de la TÜSİAD. Pourquoi ? Parce que des chefs d’entreprise ont osé critiquer le gouvernement.

 

« Personne en Europe n’investira dans un pays où ses employés risquent d’être interrogés ou arrêtés »

  • Ces interventions ne concernaient pourtant que des sujets économiques, liés au climat des affaires en Turquie.

 

Oui, et malgré cela, aujourd’hui, le simple fait d’ »insinuer » une critique suffit à déclencher une enquête. Dans un tel environnement, comment Mehmet Şimşek peut-il convaincre les investisseurs européens de venir en Turquie ? Aucun investisseur ne veut engager 400 employés dans un pays où ces derniers risquent de faire l’objet d’une enquête ou d’une arrestation. Personne n’a confiance dans le système judiciaire turc, et c’est un énorme problème pour Mehmet Şimşek.

« Le parquet d’Istanbul a été trop lent dans l’affaire TÜSİAD, il aurait dû agir avant qu’Erdoğan ne se sente obligé de faire une déclaration ! »

  • Pendant quatre jours après les déclarations du président de la TÜSİAD, Orhan Turan, et du président du Haut Conseil, Ömer Aras, ils ont essuyé des critiques de la part des partisans du gouvernement. Ensuite, une enquête a été ouverte contre Ömer Aras. Mais ce n’est qu’après qu’Erdoğan les a directement ciblés dans un discours que la police s’est présentée chez eux le lendemain matin. Voyez-vous un lien entre l’initiative du parquet et l’intervention d’Erdoğan ?

 

À mon avis, le parquet d’Istanbul a été trop lent dans cette affaire, il a manqué de réactivité. Il aurait dû prévoir que le président critiquerait cette affaire et lancer l’enquête bien plus tôt ! Cet épisode est une preuve supplémentaire qu’il n’y a pas d’indépendance judiciaire en Turquie. Le parquet agit comme un bras du pouvoir politique et devient un exemple frappant de l’utilisation du système judiciaire comme une arme. Le parquet d’Istanbul est l’un des acteurs principaux de cette situation déplorable en matière de droits humains. Mais comme je l’ai dit, dans l’affaire TÜSİAD, ils ont été trop lents. Ils auraient dû réagir dès les premières critiques. Erdoğan n’a sûrement pas apprécié d’avoir à leur rappeler d’agir. Ils doivent désormais anticiper ces choses-là.

 

« Nous devons, en tant qu’UE, encourager toutes les solutions pacifiques et être prêts à apporter notre soutien si nécessaire »

  • Parallèlement à tout cela, un processus est en cours autour d’Öcalan. Il est encore difficile de savoir s’il s’agit d’un véritable « processus de paix ». Le DEM Parti a transmis des lettres d’Öcalan à leurs destinataires. On attend maintenant une deuxième visite à İmralı et peut-être une déclaration d’Öcalan en mars, appelant le PKK à déposer les armes. Lors de votre visite en décembre, vous avez rencontré le coprésident du DEM Parti, Tuncer Bakırhan. Quel est votre avis sur ce processus ? Pensez-vous qu’il puisse aboutir ?

 

En tout cas, il y a un espoir que quelque chose puisse se produire dans les mois ou années à venir, et c’est toujours une bonne chose. Toute discussion visant à apaiser les tensions, tout processus de paix, toute politique dans ce sens est positive. Mais cela pourrait aussi devenir un accord opaque conclu à huis clos entre quelques individus. C’est pourquoi, quelle que soit la proposition d’Öcalan, elle doit être discutée au Parlement. Dans une démocratie, cette question cruciale doit être débattue par le Parlement. C’est pourquoi je trouve l’approche du président du CHP, Özgür Özel, pertinente. Bien sûr, certains aspects ne peuvent pas être rendus publics. Mais le cadre du dialogue doit être le Parlement. L’implication du Parlement est essentielle car elle permet d’inclure la volonté de tous les électeurs dans le processus. Jusqu’à présent, ce processus semble surtout avancé sous l’impulsion du leader du MHP, Devlet Bahçeli, avec un feu vert tacite de l’AKP.

À ce stade, l’Union européenne peut uniquement soutenir toute initiative visant à réduire les tensions. Si notre aide est sollicitée, nous sommes disponibles, mais nous ne revendiquons aucun rôle particulier. En tant qu’Espagnol, je sais ce qu’est le terrorisme, nous avons vécu avec pendant 40 ans. Personne n’a à me donner de leçon sur ce sujet. J’ai été profondément attristé par l’attentat contre TUSAŞ en octobre dernier. Le fait qu’une organisation se revendiquant « pro-travailleurs » soit responsable d’une attaque où des employés ont été tués est une véritable tragédie. Ce type d’action visant à saboter un processus de paix peut toujours exister. Il y a des personnes dans les deux camps qui ne sont pas prêtes à faire un pas en avant. Mais quoi qu’il en soit, j’encourage autant le président Erdoğan et son gouvernement que le CHP à explorer toutes les solutions possibles pour parvenir à une résolution pacifique et durable.

« La Turquie actuelle est une interprétation autoritaire du système présidentiel »

« Elle ne ressemble pas à un État de droit démocratique et laïc »

  • Je pense que l’un des points les plus marquants de notre entretien est que vous avez ouvertement affirmé que l’UE ne considère plus la Turquie comme un pays candidat. Vous avez également mentionné que la Turquie adopte de plus en plus les caractéristiques d’un régime de type russe. Pourtant, la Constitution turque stipule toujours que « La République de Turquie est un État de droit démocratique, laïc et social ». Selon vous, la Turquie est-elle un État de droit démocratique et laïc ?

Non, malheureusement, aujourd’hui, la Turquie ne ressemble pas à un État de droit démocratique et laïc. C’est un pays où une interprétation autoritaire du système présidentiel est en place et où il est emporté par une vague liberticide. Certes, il existe de nombreux pays ayant un système présidentiel, mais dans la plupart d’entre eux, les mécanismes d’équilibre et de contrôle fonctionnent toujours. On ne peut donc pas faire de comparaison directe. Prenons la France par exemple : la culture politique y est totalement différente, les médias y sont puissants, l’opinion publique critique, et les mécanismes de contrôle et d’équilibre y fonctionnent efficacement. En revanche, la Turquie suit de plus en plus la voie d’une démocratie illibérale, où des élections existent, mais où les institutions démocratiques ne fonctionnent pas réellement. Le cadre électoral devient de moins en moins juste et équitable. C’est la conséquence naturelle d’un système présidentiel conçu comme un régime de pouvoir absolu. Le système présidentiel en vigueur en Turquie aujourd’hui est une interprétation autoritaire de ce modèle. Oui, c’est une gouvernance de type autocratique, et elle se rapproche fortement du modèle russe. Dans ce modèle, ce n’est pas la société qui détient la volonté, mais les dirigeants ; ce sont eux qui décident de la direction que doit prendre la société.