BULLETIN D’INFORMATION MENSUEL SUR LES DROITS DE L’HOMME EN TURQUIE
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Au cours du mois d’octobre, deux événements ont marqué l’agenda des défenseurs des droits de l’Homme en Turquie et en Europe. Premièrement, la révélation des photos post mortem de Mustafa Kabakçıoğlu, ancien policier purgé par un décret-loi. Il est mort au mois d’aout dernier assis sur une chaise blanche en plastique dans une cellule de prison où il avait été transféré après avoir présenté des symptômes de Covid-19. La révélation de cette affaire a fortement choqué l’opinion publique. Dans sa dernière requête à l’administration pénitentiaire, il s’était plaint de son état de santé qui s’aggravait mais elle n’avait pas été prise en compte. Plusieurs manifestations ont été organisées dans les grandes villes d’Europe notamment à Paris avec pour slogan « l’Humanité est morte sur une chaise blanche en Turquie ». Le deuxième incident était la mort de Servet Turgut, un villageois kurde de 55 ans qui a été jeté d’un hélicoptère militaire. Il a succombé à ses blessures après 20 jours en soins intensifs.
Tortures, violences policières et emprisonnements
Au mois d’octobre, plusieurs plaintes concernant les victimes de mauvais traitements ont été reçues des centres pénitentiaires de Bayburt (type M) İstanbul Silivri (type L n°5-9), Şırnak, Adana Kürkçüler (type F), Tarsus (type T), Ağrı Patnos (type L), Diyarbakır (type D), Bakırköy (femmes), Sincan (femmes), Elazığ (femmes), İzmir Şakran (femmes), Kayseri (femmes), Van (haute sécurité),Van (femmes), Manisa Alaşehir (type M), Tekirdağ (type F n°2), Elbistan (type E), Mardin (type E), Kırşehir (type E), Diyarbakır (haute sécurité n°2), Van (type T), İzmir Kırklar (type F), Kayseri (type T n°1-2), Maraş Türkoğlu (type type L n°1), Konya (type E), Bandırma (type 2), Antalya (type L), Kırkkale (type F), Ordu (type E), Elazığ (haute sécurité n°1), İzmir Şakran (type T n°3), Antep (type H), Erzurum (type H), Sivas (centre de semi-liberté).
Barış Avıalan, un ancien colonel emprisonné à vie sur les accusations liées à la tentative du coup d’État de 2016 est mort, derrière les barreaux, d’insuffisance cardiaque en dépit d’un rapport médical pour sa libération urgente.
La journaliste emprisonnée Aslıhan Gençay a déclaré qu’elle avait été victime de mauvais traitements et de fouilles à nu dans une prison de Kayseri où elle est détenue.
Les gardiens de prison de Diyarbakır ont cassé la jambe d’un détenu nommé Kervan Bayhan.
Mehmet Eren, ancien enseignant a révélé des détails sur les tortures dont il a été victime alors qu’il était en prison à Afyon.
La famille de Serkan Tumay, un prisonnier décédé derrière les barreaux à Kırıkkale, a affirmé qu’il était mort des suites de blessures infligées par des agressions continues et des tortures des gardiens de prison.
LE POUVOIR JUDICIAIRE
Le Comité permanent de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a exhorté la Turquie à « cesser d’harceler l’opposition » et à « prendre des mesures significatives pour améliorer les normes dans le domaine de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme ».
Le Président du Parlement Mustafa Şentop a exprimé son soutien aux appels en faveur de la réintroduction de la peine de mort, qui a été abolie en 2004 dans le cadre de la candidature de la Turquie à l’adhésion à l’UE.
Le président Recep Tayyip Erdoğan a exprimé son soutien à la révision de la Cour constitutionnelle, la plus haute juridiction de Turquie. Cette affirmation a eu lieu après que le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, eut pris pour cible, à plusieurs reprises, la cour au sujet d’une décision annulant une loi restreignant la liberté de réunion.
Un tribunal inférieur s’est opposé à une décision de la Cour constitutionnelle ordonnant le nouveau procès de l’homme politique et journaliste de l’opposition Enis Berberoğlu, condamné à une peine d’emprisonnement pour un reportage de 2014 sur l’implication de la Turquie dans des livraisons d’armes à des groupes islamistes en Syrie.
Les avocats d’Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du PKK, ont été empêchés de voir leur client, en raison d’une interdiction d’entretien avec les avocats d’une durée de six mois imposée à Öcalan.
L’avocat Levent Pişkin est jugé pour terrorisme pour avoir rendu visite à Selahattin Demirtaş, l’ancien leader du parti pro-kurde HDP emprisonné.
Le Conseil des juges et procureurs (HSK) a décidé de limoger 11 juges et procureurs pour des liens présumés avec le mouvement Gülen. Deux d’entre eux ont, par la suite, été arrêtés pour la même accusation.
LE DROIT DE MANIFESTATION
La Fondation des droits de l’homme de Turquie (TİHV) a publié un rapport indiquant qu’au cours des huit premiers mois de 2020, les forces de sécurité sont intervenues contre au moins 637 rassemblements pacifiques, qu’elles ont arrêté 1 346 participants, faisant 54 blessés. Les préfectures de 33 provinces ont émis 89 interdictions générales sur les rassemblements en plein air.
Au mois d’octobre, les préfectures de Tunceli, Kars, Batman, Konya, Siirt, Antalya, Van, Manisa ont imposé l’interdiction de tous rassemblements en plein air pour une période de 15 jours, citant la pandémie de Covide-19.
Le ministère de l’Intérieur a interdit toute manifestation organisée par des ONG, des organisations professionnelles, des syndicats et des coopératives jusqu’au 1er décembre 2020.
Un décret présidentiel a été publié, ordonnant le report d’une grève organisée par les travailleurs de deux grandes usines de fabrication du verre (Şişecam), invoquant des raisons de sécurité nationale.
La police et la gendarmerie ont bloqué les marches de protestation organisées par les mineurs à Manisa et Karaman, un travailleur a été blessé et un autre a été détenu.
Les forces de police et de gendarmerie d’Ordu ont attaqué un sit-in organisé sur le site d’exploitation prévu par un groupe de villageois qui protestent contre les plans d’exploitation minière de la région, détenant au moins 20 personnes.
Les forces de gendarmerie de Karaman ont bloqué une marche de protestation organisée par les mineurs. Les travailleurs veulent marcher vers la capitale, Ankara, pour exprimer leurs mécontentements concernant leurs salaires et indemnisations non versés depuis plus d’un an.
La police d’İstanbul a arrêté trois militants de gauche qui avaient organisé une manifestation en faveur des récentes manifestations des miniers.
La police a effectué une descente au Centre culturel İdil à İstanbul, détenant cinq membres du groupe de musique « Grup Yorum ».
La police d’İstanbul a arrêté 40 personnes lors d’une manifestation organisée par des groupes de jeunes de tendance gauche.
La police a violemment arrêté des représentants de foyers communautaires (Halkevleri) à Ankara qui tentaient de soumettre un rapport au ministère de l’Éducation nationale. La police a également bloqué les manifestations organisées par les membres de cette même organisation à İzmir, Eskişehir, Adana, Antalya et Kocaeli. Au moins 50 personnes ont été arrêtées.
LA LIBERTE DE LA PRESSE ET D’EXPRESSION
La Fondation des droits de l’homme de Turquie (TİHV) a publié un rapport selon lequel, au cours des huit premiers mois de 2020, 17 journalistes ont été arrêtés, 24 personnes ont été mises en garde à vue pour « insulte au président », et les tribunaux ont décidé de bloquer l’accès à 53 reportages, 75 sites Internet et cinq comptes de médias sociaux.
Reporters sans frontières (RSF) affirme qu’au moins 347 articles de presse ont été censurés par les autorités turques au cours des trois derniers mois (juillet-aout-septembre).
Un rapport trimestriel de surveillance des médias, publié par Bianet, indique qu’au moins quatre journalistes ont été arrêtés et que 89 journalistes ont été jugés entre juillet et septembre 2020.
Un rapport sur la liberté d’expression en ligne publié par Freedom House, a classé la Turquie dans la catégorie « non libre », notant ainsi le déclin de la liberté sur Internet.
Un rapport sur la liberté d’expression, publié par le député de l’opposition et défenseur des droits humains Sezgin Tanrıkulu, indique que 29 journalistes, éditeurs et écrivains ont été condamnés, tandis qu’un total de 57 journalistes ont fait l’objet d’enquêtes au cours des 9 premiers mois de 2020.
Un tribunal d’İstanbul a décidé de confisquer les biens du journaliste en exil Can Dündar, conformément à une décision antérieure le déclarant comme « fugitif ». Le journaliste Can Dündar s’était exilé en Allemagne en 2016 pour éviter l’emprisonnement.
Des nouvelles restrictions sur les réseaux sociaux sont entrées en vigueur le 1er octobre 2020. La réglementation prévoit notamment un contrôle plus strict sur les plateformes tels que Facebook, Twitter et YouTube. Selon le Prof. Yaman Akdeniz, Facebook et Instagram ont refusé d’affecter un représentant en Turquie. Ces plateformes ont été sanctionnées plus tard avec chacune une amende de 10 millions livres turques.
La chaîne de télévision Halk TV, critique du gouvernement, a cessé de diffuser après l’entrée en vigueur d’une interdiction de diffusion de cinq jours imposée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel turc (RTÜK). La chaine risque de perdre entièrement sa licence en cas de reproduction de la même pénalité.
Murat İde, le conseiller de presse de la leader de l’opposition Meral Akşener, a été arrêté à la suite d’un article qu’il a rédigé en 2015.
Faruk Bostan et Bülent Karagöz, journalistes basés à Kocaeli, ont été arrêtés après la publication d’un reportage sur une allégation d’abus sexuels impliquant des cadres locaux de l’AKP au pouvoir à Kocaeli.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que la Turquie avait violé la liberté d’expression des universitaires İbrahim Kaboğlu et Baskın Oran qui avaient été insultés et menacés de mort à cause d’un rapport rédigé sur les droits des minorités.
Un tribunal d’Istanbul a condamné la journaliste Sabiha Temizkan à 1 an et 3 mois de prison pour avoir prétendument diffusé de la propagande terroriste, sur un tweet qu’elle avait posté en 2014 au sujet des affrontements en cours en Irak.
Un tribunal a condamné Ferit Kilis, un politicien de gauche local à Adana, à 5 ans et 9 mois de prison pour ses partages sur les médias sociaux concernant l’activiste Mustafa Koçak, mort à cause d’une grève de la faim qu’il avait menée derrière les barreaux.
Un tribunal a condamné le journaliste Memduh Bayraktaroğlu à 380 jours de prison pour avoir cité les insultes d’un expert pro-gouvernemental lors d’une émission de télévision.
Les militants Şehmus Kavak, Misli Cihan Şenleten et Özgür Doğuş Erhan du Mouvement des sans-nom (İsimsizler Hareketi) ont été arrêtés pour avoir prétendument insulté le président.
Le journaliste Hakkı Boltan et d’autres politiciens pro-kurdes ont été arrêtés à Diyarbakır.
L’Autorité des technologies de l’information et de la communication (BTK) a bloqué l’accès aux sites d’information Sendika.org et Yeni Demokrasi ainsi qu’à l’agence de presse pro-kurde de Mésopotamie.
Un tribunal de Van a décidé de bloquer l’accès aux sites Web pro-kurde Jinnews, Etkin Haber et Politez Haber ainsi qu’à l’édition en ligne du journal Yeni Demokrasi.
Le parquet de Van a interdit la diffusion des informations sur les allégations selon lesquelles deux villageois kurdes ont été torturés et jetés d’un hélicoptère militaire. Les journalistes Adnan Bilen, Cemil Uğur, Şehriban Abi et Nazan Sala ont été arrêtés pour accusation de terrorisme après avoir effectué un reportage sur ces villageois.
Un tribunal de Balıkesir a décidé de bloquer l’accès au site d’information Rûdaw, une agence de presse pro-kurde basé au Kurdistan irakien.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a statué que la Turquie violait la liberté d’expression du leader de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu en le condamnant à verser au président Recep Tayyip Erdoğan une indemnité en dommages et intérêts pour avoir soulevé des allégations selon lesquelles Erdoğan et son entourage avaient transféré d’importantes sommes d’argent sur des comptes bancaires offshore.
Le parquet d’Ankara a ouvert une enquête sur le magazine satirique français Charlie Hebdo pour « insulte au président », suite à la publication d’une caricature du président Recep Tayyip Erdoğan.
Quelque 2 500 universitaires du monde entier ont signé une pétition demandant à la Turquie de libérer Cihan Erdal, chercheur à l’Université Carleton au Canada et militant LGBT. Il a été détenu à İstanbul en septembre, dans le cadre d’une poursuite contre les manifestations à grande échelle kurdes de 2014.
L’ABUS D’ACCUSATION DE TERRORISME
Au mois d’octobre, l’intimidation du gouvernement contre ses opposants politiques par le biais des accusations arbitraires liées au terrorisme s’est poursuivi.
L’homme d’affaires et dirigeant de la société civile Osman Kavala a récemment marqué sa troisième année derrière les barreaux.
Dans un nouvel acte d’accusation, un procureur d’Istanbul a exigé une peine de prison à vie aggravée pour l’homme d’affaires et militant des droits Osman Kavala sur des accusations de tentative de coup d’État et d’espionnage.
Human Rights Watch et la Commission internationale de juristes, basée à Genève, ont critiqué les nouveaux chefs d’accusation contre le dirigeant de la société civile Osman Kavala, actuellement en prison, les qualifiant de « politiquement motivés » et « privé de crédibilité juridique ».
Dans le cadre des enquêtes policières contre les adhérents du mouvement gülen, près de 500 personnes ont fait l’objet d’arrestations et de gardes à vue pour appartenance à une organisation terroriste. Principalement dans les villes d’İzmir (111 personnes), Ankara (94 personnes), İstanbul (64 personnes), Adana (35 personnes), Antalya (23 personnes), Sakarya (25 personnes), Manisa (16 personnes), Edirne (3 personnes), Aksaray (17 personnes), Siirt (10 personnes), Diyarbakır (12 personnes), près de 500 personnes, parmi lesquelles des policiers, militaires et enseignants révoqués de la fonction publique, ont été placées en garde à vue ou en détention.
CONFLIT KURDE ET REPRESSION DE L’OPPOSITION
La Fondation des droits de l’homme en Turquie (TİHV) a publié un rapport selon lequel, au cours des huit premiers mois de 2020, le gouvernement turc a évincé 14 maires kurdes élus, les remplaçant par des administrateurs pro-gouvernementaux.
Un tribunal d’Ankara a placé en détention provisoire les politiciens kurdes Gültan Kışanak et Gülser Yıldırım dans le cadre d’une poursuite pour les manifestations générales en 2014 dans les villes à majorité kurde.
Les membres du parti pro-kurde HDP Gülbahar Şöfer et Barış Karabıyık (Mersin); Gülistan Ensarioğlu (Eğil) ; l’ancien député İbrahim Binici et Mesut Bağcık ; Samiya Demir (Mardin) ; Hayri Bökü (Manisa) ; Hazal Taş, Değer Yorgun, Osman Metindir et Ferit Yıldız (Antalya) ; İsmail Kaplan (Urfa) ; Bahir Horoz, Hacı Uzun et Dursun Bahça (Maraş) ; Abdullah Ekelik et Gönül Öztürk (Ağrı) ; Şevin Alaca, le co-maire de la province de Kars arrêté après que l’autre co-maire, Ayhan Bilgen ont été arrêtés au mois d’octobre.
La police a arrêté plusieurs politiciens du HDP lors de perquisitions menées à İstanbul, Van, Diyarbakır, Urfa, Şırnak et Siirt.
Dans le cadre d’une enquête sur le Congrès de la Société démocratique (DTK), un tribunal a décidé d’arrêter six personnes, dont un cadre du HDP à Malatya, pour des accusations liées au terrorisme.
Mithat Tanrıtanır, un cadre du HDP à İstanbul, a allégué qu’il avait été pour une courte durée enlevé par des personnes qui se présentaient comme des policiers, et emmené dans un endroit éloigné où il avait été contraint de devenir un informateur pour les autorités.
Les membres de la famille de Bahtiyar Fırat ont affirmé que ce dernier a été enlevé par le Service du renseignement turc (MİT).
Des propositions ont été présentées à la Grande Assemblée nationale de Turquie visant à supprimer l’immunité parlementaire de 5 députés du parti HDP.
La pièce de théâtre en langue kurde de Dario Fo intitulée « Bêrû » programmée par le théâtre municipal d’Istanbul, a été interdite par la sous-préfecture de Gaziosmanpaşa quelques heures avant sa représentation.
REFUGIES
Le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, a affirmé que les opérations militaires transfrontalières de la Turquie en Syrie permettaient le retour volontaire de plus de 400 000 réfugiés syriens. L’année dernière, des groupes de défense des droits humains ont fait part d’allégations selon lesquelles les autorités turques avaient contraint les Syriens à signer des formulaires de retour volontaire.
Les autorités turques auraient arrêté 72 migrants en situation irrégulière dans la province orientale de Van. Deux des migrants ont été retrouvés morts à l’intérieur d’une camionnette surpeuplée qui les transportait.
A Gazianep, Muhammed El Halid, un réfugié syrien de 20 ans, a été retrouvé abattu d’une balle dans la tête avec une arme à feu. Il a succombé à ses blessures deux jours plus tard.
Vail el-Mansur, un enfant réfugié syrien, a été poignardé à mort par ses pairs du quartier.
DROITS DES FEMMES
Au cours du mois d’octobre, 13 femmes ont été tuées et 8 femmes sont mortes de manière suspecte.
Dans le cadre du programme annuel présidentiel de 2021, le gouvernement a annoncé son intention de construire des universités exclusivement pour les étudiantes, malgré les critiques des militantes des droits des femmes qui considèrent la ségrégation entre les sexes comme un acte de discrimination.