TOP
h

Collectif DDH

la lettre ouverte de Mehmet Altan adressée au Juge Robert Spano

Cher Président,

Plus de soixante mille requêtes individuelles ont été déposées à partir de la Turquie devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). La Turquie se classe au deuxième rang après la Russie en matière de violations des droits.

Comme vous le savez, je suis l’un des citoyens de la République de Turquie dont les droits constitutionnels ont été bafoués. Je l’ai dit « comme vous le savez » parce que ma demande a été examinée par la 2ème section qui était alors sous votre présidence.

Le 20 mars 2018, la 2ème section de la CEDH, présidée par vous-même, a créé un précédent en droit universel et a jugé que mon droit à la liberté et à la sécurité personnelles ainsi que ma liberté d’expression avaient été violés. La Turquie a été condamnée.

Je vous remercie, vous et la Cour que vous présidez maintenant, pour ce jugement. La justice a prévalu.

Cher président,

Votre jugement à mon sujet a sa place dans l’histoire de la CEDH :

Ergin Ergül, nommé au nom de la Turquie au sujet de cette affaire et qui était le seul juge dissident, a avancé de tels arguments que vous avez rédigé « un vote dissident » contre un vote dissident, pour la première fois dans l’histoire de la CEDH, si je ne me trompe pas. Et les autres membres vous ont suivi.

Il a été annoncé que le 3 septembre 2020, vous visiteriez la Turquie en tant qu’invité du ministre de la Justice.

Mais ce qui m’a surpris, c’est de découvrir que vous recevrez un doctorat honorifique de la part de l’Université d’Istanbul.

Je rappelle le détail ci-dessus exactement pour cette raison, de donner des informations sur l’état du « pouvoir judiciaire » et de « l’éducation au droit. »

Je me demande si vous gardez à l’esprit qu’Ergin Ergül, contre qui, au nom du droit universel, vous vous êtes retrouvé à avoir à exprimer une opinion dissidente, est un diplômé de l’Université d’Istanbul qui vous décernera un doctorat honorifique?

Votre secrétariat a certainement dû vous informer que l’Université d’Istanbul avait également remis un doctorat honorifique en droit à Kenan Evren (le chef du coup d’État en 1980).

Cher Président,

J’ai enseigné pendant 30 ans à l’Université d’Istanbul, où vous recevrez un « doctorat honoris causa en droit ». Et j’ai obtenu le titre académique de professeur il y a 27 ans.

J’ai appris à la télévision que j’avais été renvoyé de l’université par un décret-loi le 29 octobre 2016, alors que j’étais dans ma cellule en prison, un mois après ma détention, à la suite de la violation de trois articles de la Constitution. Les personnes qui vous donneront un doctorat honorifique sont ceux-là mêmes qui m’ont congédié, moi et beaucoup d’autres universitaires.

Je n’ai pas été libéré malgré le jugement de la Cour constitutionnelle qui a conclu à des violations de trois droits constitutionnels distincts et ordonné ma libération. Pour couronner le tout, juste après, j’ai été condamné à la perpétuité draconienne. Même après que l’arrêt de la CEDH, présidé par vous-même, a conclu qu’il y avait eu violation de mes droits, la 2ème chambre criminelle de la Cour régionale de justice d’Istanbul a confirmé ma condamnation. Je veux dire que l’événement de tels scandales judiciaires n’est pas inhabituel.

Finalement, le 4 novembre 2019, j’ai été acquitté et mon acquittement est devenu définitif après que la Cour de cassation eut prononcé mon acquittement.

Toutefois, mon dossier en cours concernant mon licenciement de l’université est toujours en attente d’être repris par le 21eme tribunal administratif d’Ankara. Dans ce cas, l’accusé est l’Université d’Istanbul, où vous recevrez votre doctorat honorifique.

Bien que j’ai été acquitté, malgré les arrêts de la Cour constitutionnelle et de la CEDH, je n’ai pas pu retourner à mon université où vous recevrez un doctorat honorifique.

L’université dont vous recevrez votre doctorat est « l’institution accusée » dans les procès intentés par de nombreux universitaires qui ont été rejetés par un décret-loi tel que moi-même.

Ces procédures sont en cours et il est probable qu’elles seront également portées devant la CEDH que vous présidez. Mais en attendant, vous serez devenu un juge ayant reçu un doctorat honorifique de l’Université d’Istanbul. Je ne sais pas à quel point il serait gratifiant de devenir membre d’honneur d’une université, qui a injustement chassé et forcé au chômage et à la pauvreté des centaines d’universitaires.

Dans des circonstances normales, bien sûr, il serait agréable d’entendre que vous serez en visite en Turquie. Malheureusement, ce n’est pas le cas.

Cher Président,

La CEDH, sous votre présidence, garantit la protection des libertés et des droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme.

Nous voulons croire que la CEDH dont vous êtes le président garantit les droits de tous ceux qui relèvent de sa compétence.

Il est difficile de dire si notre foi restera toujours intacte.

La section même de la Cour que vous avez présidée avait donné la priorité à la requête d’Ahmet Altan, dont les romans ont été publiés dans 23 pays, et qui, malgré la pandémie du Covid-19, est resté derrière les barreaux à la prison de Silivri  au cours de ces quatre dernières années. Même si le tribunal connaît très bien le contenu du dossier, nous attendons malheureusement l’entrée en vigueur de cette priorité au cours des quatre dernières années.

Et bien sûr, nous sommes très conscients des efforts déployés pour empêcher l’examen de la demande d’Ahmet Altan, et pour veiller à ce qu’aucun jugement définitif ne soit rendu lorsqu’elle sera prise. Mais tout comme ce n’est pas l’endroit approprié pour en discuter, je préfère ne pas commenter davantage.

Incontestablement, vous êtes libre de faire vos propres choix. Et il est clair que chacun de vos choix se reflétera sur les décisions futures et apportera de nouvelles conséquences.

Je voudrais vous exprimer une bienvenue précoce en Turquie que vous visiterez en tant que président d’une haute cour internationale fondée sur une convention à laquelle les victimes du pouvoir judiciaire ont de grands espoirs.

Sincèrement.

31.08.2020

MEHMET ALTAN